Charles Baudelaire et la photographie
Charles Baudelaire (1821-1867) ne fut pas seulement le poète du spleen et de la solitude, il fut également l'un des principaux critiques d'art de son temps, soutenant, entre autres, l'art «moderne» d'un Delacroix. Les Curiosités esthétiques (1868) rassemblent des notes sur l'art et des comptes rendus détaillés des Salons de 1846, 1848 et 1859. C'est précisément à propos de ce dernier Salon qu'il s'exprime au sujet de la photographie, dans une diatribe célèbre mais souvent citée à contre-courant de son argu­mentation réelle. Il convient donc de connaître le contexte de cet écrit, dont la première partie s'attaque au ridicule des titres des peintures, au goût pour le clinquant, à l'aguichage du client et la satisfaction de son étonnement béat. C'est dans cette optique qu'il s'en prend à une certaine catégorie de photographie : le portrait bon marché et plus particulièrement la « carte de visite photographique » qui devient à la mode, la scène de genre et l'imitation de la peinture par des « tableaux vivants ». Baudelaire critique la tendance populaire à créditer de qualités artistiques la copie exacte de la nature et voit dans la photographie, qui pourrait être la « très humble servante de l'art», une tentation possible, pour le peintre, de représenter «non ce qu'il rêve, mais ce qu'il voit». Le ton acerbe de ce texte ne peut faire oublier la justesse du point de vue et la reconnaissance des aspects positifs de la photographie: albums de voyages, naturalisme, astronomie, mémoire du patrimoine. Baudelaire fut par ailleurs l'ami de Nadar, qui a laissé de lui des caricatures, plusieurs portraits photogra­phiques et un recueil de notes, Charles Baudelaire intime (1911).
Michel Frizot et Françoise Ducros
Charles Baudelaire dessiné par Nadar
     Dessin de Nadar
    pour son Panthéon

«... Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l'esprit français. Cette foule idolâtre postulait un idéal digne d'elle et approprié à sa nature, cela est bien entendu. En matière de peinture et de statuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en France (et je ne crois pas que qui que ce soit ose affirmer le contraire), est celui-ci : «Je crois à la nature et je ne crois qu'à la nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois que l'art est et ne peut être que la repro­duction exacte de la nature (une secte timide et dissidente veut que les objets de nature répugnante soient écartés, ainsi un pot de chambre ou un squelette). Ainsi l'industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l'art absolu. » Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son Messie. Et alors elle se dit : « Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d'exactitude (ils croient cela, les insensés !), l'art, c'est la photographie. » A partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal. Une folie, un fanatisme extraordinaire s'empara de tous ces nouveaux adorateurs du soleil. D'étranges abominations se produisirent. En associant et en groupant des drôles et des drôlesses, attifés comme les bouchers et les blan­chisseuses dans le carnaval, en priant ces héros de vouloir bien
continuer, pour le temps nécessaire à l'opération, leur grimace de circonstance, on se flatta de rendre les scènes, tragiques ou gra­cieuses, de l'histoire ancienne. Quelque écrivain démocrate a dû voir là le moyen, à bon marché, de répandre dans le peuple le goût de l'histoire et de la peinture, commettant ainsi un double sacri­lège et insultant à la fois la divine peinture et l'art sublime du comédien. Peu de temps après, des milliers d'yeux avides se penchaient sur les trous du stéréoscope comme sur les lucarnes de l'infini. L'amour de l'obscénité, qui est aussi vivace dans le cœur naturel de l'homme que l'amour de soi-même, ne laissa pas échapper une si belle occasion de se satisfaire. Et qu'on ne dise pas que les enfants qui reviennent de l'école prenaient seuls plaisir à ces sottises ; elles furent l'engouement du monde. J'ai entendu une belle dame, une dame du beau monde, non pas du mien, répondre à ceux qui lui cachaient discrètement de pareilles images, se chargeant ainsi d'avoir de la pudeur pour elle : « Donnez toujours ; il n'y a rien de trop fort pour moi. » Je jure que j'ai entendu cela ; mais qui me croira? «Vous voyez bien que ce sont de grandes dames ! » dit Alexandre Dumas. « II y en a de plus grandes encore ! » dit Cazotte.
Comme l'industrie photographique était le refuge de tous les peintres manqués, trop mal doués ou trop paresseux pour achever leurs études, cet universel engouement portait non seulement le caractère de l'aveuglement et de l'imbécillité, mais avait aussi la couleur d'une vengeance. Qu'une si stupide conspiration, dans laquelle on trouve, comme dans toutes les autres, les méchants et les dupes, puisse réussir d'une manière absolue, je ne le crois pas, ou du moins je ne veux pas le croire ; mais je suis convaincu que les progrès mal appliqués de la photographie ont beaucoup contri­bué, comme d'ailleurs tous les progrès purement matériels, à l'appauvrissement du génie artistique français, déjà si rare.


 La fatuité moderne aura beau rugir, éructer tous les borborygmes de sa ronde personnalité, vomir tous les sophismes indigestes dont une philosophie récente l'a bourrée à gueule-que-veux-tu, cela tombe sous le sens que l'industrie, faisant irruption dans l'art, en devient la plus mortelle ennemie, et que la confusion des fonctions empêche qu'aucune soit bien remplie. La poésie et le progrès sont deux ambitieux qui se haïssent d'une haine instinctive, et rencontrent dans le même chemin, il faut que l'un des deux serve l'autre. S'il est permis à la photographie de suppléer l'art dans quelques-unes de ses fonctions, elle l'aura bientôt supplanté ou corrompu tout à fait, grâce à l'alliance naturelle qu'elle trouvera dans la sottise de la multitude. Il faut donc qu'elle rentre dans son véritable devoir, qui est d'être la servante des sciences et des arts, mais la très humble servante, comme l'imprimerie et la sténographie, qui n'ont ni créé ni suppléé la littérature.

Qu'elle enrichisse rapidement l'album du voyageur et rende à ses yeux la précision qui manquerait à sa mémoire, qu'elle orne la bibliothèque du naturaliste, exagère les animaux microscopiques, fortifie même de quelques renseignements les hypothèses de l'as­tronome ; qu'elle soit enfin le secrétaire et le garde note de qui­conque a besoin dans sa profession d'une absolue exactitude matérielle, jusque-là rien de mieux. Qu'elle sauve de l'oubli les ruines pendantes, les livres, les estampes et les manuscrits que le temps dévore, les choses précieuses dont la forme va disparaître et qui demandent une place dans les archives de notre mémoire, elle sera remerciée et applaudie. Mais s'il lui est permis d'empiéter sur le domaine de l'impalpable et de l'imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que l'homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous !

Je sais bien que plusieurs me diront : « La maladie que vous venez d'expliquer est celle des imbéciles. Quel homme, digne du nom d'artiste, et quel amateur véritable a jamais confondu l'art avec l'industrie ? » Je le sais, et cependant je leur demanderai à mon tour s'ils croient à la contagion du bien et du mal, à l'action des foules sur les individus et à l'obéissance involontaire, forcée, de l'individu à la foule. Que l'artiste agisse sur le public, et que le public réagisse sur l'artiste, c'est une loi incontestable et irrésis­tible; d'ailleurs, les faits, terribles témoins, sont faciles à étudier; on peut constater le désastre. De jour en jour, l'art diminue le respect de lui-même, se prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en plus enclin à peindre, non pas ce qu'il rêve, mais ce qu'il voit. Cependant c'est un bonheur de rêver, et c'était une gloire d'exprimer ce qu'on rêvait ; mais que dis-je ! Connaît-il encore ce bonheur?

Qu'elle enric

L'observateur de bonne foi affirmera-t-il que l'invasion de la photographie et la grande folie industrielle sont tout à fait étran­gères à ce résultat déplorable? Est-il permis de supposer qu'un peuple dont les yeux s'accoutument à considérer les résultats d'une science matérielle comme les produits du beau n'a pas singuliè­rement, au bout d'un certain temps, diminué la faculté de juger et de sentir ce qu'il y a de plus éthéré et de plus immatériel ? »

Lettre publiée dans la Revue Française («Salon de 1859»), le 20 juin 1859 puis dans les Curiosités esthétiques, Paris, 1868.

                                                                                                                                                     Charles Baudelaire par Etienne Carjat  
                                                                                                                                Charles Baudelaire photographié par Etienne Carjat vers 1862

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