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![]() Dessin de Nadar pour son Panthéon |
La
fatuité
moderne aura beau rugir, éructer tous les borborygmes de
sa ronde personnalité, vomir tous les sophismes indigestes
dont une philosophie
récente l'a
bourrée à gueule-que-veux-tu, cela tombe
sous le sens que l'industrie, faisant irruption dans l'art, en
devient la plus
mortelle ennemie, et que
la confusion des fonctions empêche
qu'aucune soit bien remplie. La poésie et le
progrès
sont deux ambitieux
qui se haïssent
d'une haine instinctive, et rencontrent
dans le même chemin, il faut que l'un des deux
serve l'autre. S'il est permis à la photographie de
suppléer
l'art dans
quelques-unes de ses
fonctions, elle l'aura bientôt supplanté ou
corrompu
tout à fait, grâce à l'alliance
naturelle qu'elle
trouvera dans la sottise de la multitude. Il faut donc qu'elle
rentre dans son véritable devoir, qui est d'être
la
servante des sciences
et des arts, mais
la très humble servante, comme l'imprimerie
et la sténographie, qui n'ont ni créé
ni suppléé
la littérature.
Qu'elle enrichisse rapidement l'album du voyageur et rende à ses yeux la précision qui manquerait à sa mémoire, qu'elle orne la bibliothèque du naturaliste, exagère les animaux microscopiques, fortifie même de quelques renseignements les hypothèses de l'astronome ; qu'elle soit enfin le secrétaire et le garde note de quiconque a besoin dans sa profession d'une absolue exactitude matérielle, jusque-là rien de mieux. Qu'elle sauve de l'oubli les ruines pendantes, les livres, les estampes et les manuscrits que le temps dévore, les choses précieuses dont la forme va disparaître et qui demandent une place dans les archives de notre mémoire, elle sera remerciée et applaudie. Mais s'il lui est permis d'empiéter sur le domaine de l'impalpable et de l'imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que l'homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous !
Je sais bien que plusieurs me diront : « La maladie que vous venez d'expliquer est celle des imbéciles. Quel homme, digne du nom d'artiste, et quel amateur véritable a jamais confondu l'art avec l'industrie ? » Je le sais, et cependant je leur demanderai à mon tour s'ils croient à la contagion du bien et du mal, à l'action des foules sur les individus et à l'obéissance involontaire, forcée, de l'individu à la foule. Que l'artiste agisse sur le public, et que le public réagisse sur l'artiste, c'est une loi incontestable et irrésistible; d'ailleurs, les faits, terribles témoins, sont faciles à étudier; on peut constater le désastre. De jour en jour, l'art diminue le respect de lui-même, se prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en plus enclin à peindre, non pas ce qu'il rêve, mais ce qu'il voit. Cependant c'est un bonheur de rêver, et c'était une gloire d'exprimer ce qu'on rêvait ; mais que dis-je ! Connaît-il encore ce bonheur?
Qu'elle enric
L'observateur de bonne foi affirmera-t-il que l'invasion de la photographie et la grande folie industrielle sont tout à fait étrangères à ce résultat déplorable? Est-il permis de supposer qu'un peuple dont les yeux s'accoutument à considérer les résultats d'une science matérielle comme les produits du beau n'a pas singulièrement, au bout d'un certain temps, diminué la faculté de juger et de sentir ce qu'il y a de plus éthéré et de plus immatériel ? »
Lettre publiée dans la Revue Française («Salon de 1859»), le 20 juin 1859 puis dans les Curiosités esthétiques, Paris, 1868.
Charles
Baudelaire photographié par Etienne Carjat vers 1862
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