Confession d’un serial numérisateur : Pascal Pécriaux.


                        pascal pécriaux   boites de négatifs sur verre
                      Une partie du linéaire qui contient l'ensemble des négatifs du fonds Poyet            Dans chaque case, les boites d'origines où sont stockés les négatifs

"D’abord, il y a la vision de ce mur couvert de classeurs métalliques, et dans chaque casier, bien serrées, des boites en carton de plaques de verres. Des dizaines de milliers
de plaques, et sur chaque plaque, de un à huit clichés. La première question : combien de vies humaines pour numériser un par un chacun de ces clichés ? Mais qu’importe :
comme les archéologues qui dégagent un site de plusieurs hectares à la petite cuiller, ce qui prévaut, c’est de commencer, de sauvegarde un patrimoine sauvé par 
miracle, avec ordre, soin et méticulosité. Je retrouve l’obstination et l’enthousiasme du moine copiste d’un scriptorium médiéval. D’autres ont commencé auparavant,
d’autres continueront ensuite. Le temps compte peu, il suffit de contribuer humblement à une tâche qui n’aura sans doute pas de fin. La procédure est écrite,
il n’y a qu’à la suivre. Prendre une première boîte, puis une pochette que l’on plie, y reporter le numéro d’ordre de la boîte, le numéro de la première et de la dernière 
plaque de la boîte. Ouvrir la boîte, enfiler des gants pour en extraire les plaques, en vérifier l’ordre, relever les noms des clients qui y figurent, les écrire sur la pochette 
puis, plaque après plaque, cliché après cliché, noter le thème : un homme, une femme, un enfant, un groupe, un animal, une scène. Ensuite, photographier chaque 
cliché sur un boîtier lumineux.
Il faut près de deux heures pour une série de trois ou quatre boîtes.

Dans un second temps, reprendre toutes les photos car ce sont des négatifs. Il faut donc les mettre en noir et blanc, les inverser et les 
mettre en positif : les gauchers deviennent droitiers,les mariées en noir s’habillent de blanc et les mariés en blanc se vêtent de noir.
Ensuite, confronter les clichés au registre Poyet : vérifier, corriger ou compléter ces informations et renommer chaque cliché du numéro de la plaque et de son donneur d’ordre. 
Encore une bonne paire d’heures pour cette seconde partie de la procédure.
Une fois les clichés sauvegardés, ranger les plaques dans leur pochette, la replier, la clore avec une ficelle bien serrée et la remettre dans les casiers dans leur ordre d’origine.
Et puis, de temps à autre, il y a la mauvaise surprise des émulsions qui se sont détériorées avec le temps, qui collent les plaques les une aux autres ou qui se fendillent et se gondolent sous l’effet de la chaleur du boîtier lumineux. En les recouvrant rapidement d’une plaque de verre transparent, il est souvent possible de limiter les dégâts et de sauvegarder le cliché mais ce n’est pas toujours possible. Heureusement que bien souvent le même sujet a fait l’objet de plusieurs prises. Il arrive cependant de tomber sur toute une série d’émulsions défectueuses, avec la déception de perdre plusieurs clichés, irrémédiablement. Parfois aussi, des plaques manquantes, disparues ou fendues, ou des clichés qui ne sont pas répertoriés dans les registres, surtout en ce qui concerne les reproductions de photos plus anciennes, que Monsieur Poyet traitait entre deux prises de vues de modèles venus au studio. Le nom figurant en général sur la plaque, l’identification reste possible, mais, sur le millier de clichés traités, il me reste un visage d’homme, un peu flou, sans aucune identité, le fantôme d’un fantôme…
De tels incidents ralentissent le travail qui, modestement, en trois mois et demi, a permis de numériser 1181 clichés, issus de 660 plaques, couvrant à peine six mois de l’activité du studio Poyet, de janvier à juillet 1920 A ce rythme, il faudrait encore une trentaine d’années pour mener à bien la numérisation de l’ensemble du fonds…


 Pascal Pécriaux au travail                           Pascal au travail


Mais il n’y a rien de fastidieux dans ces gestes sans cesse répétés car naît peu à peu la magie des images qui se révèlent et qui fait rentrer dans le mystère de ces êtres saisis par l’art du photographe il y a plus de quatre-vingt dix ans. La pose hiératique des mariés, debout côte à côte dans leur tenue de cérémonie, et tout d’un coup, un couple qui échappe au stéréotype et ne fixe plus l’objectif, mais se regarde l’un l’autre. Selon la saison, il y a les séries de communiants, de mariés, de bébés.

Le 6 avril 1920 : A gauche, couple classique...

                                                A droite, nouveauté : les  mariés se regardent ! ...


                           
                                                                                        Altérations fréquentes rencontrées pendant la numérisation

                                           Un des défauts courants : gélatine éclatée                                       
Négatif sur acétate de cellulose détérioré par l’humidité                                        
La marque, voire les stigmates de la Grande Guerre s’imposent, avec ces soldats italiens, encore présents chez nous près de deux ans après l’Armistice, qui viennent 
se faire tirer le portrait dans leur uniforme impeccable, souvent par deux, comme si la nostalgie du pays natal s’apaisait de poser avec un camarade. Plus émouvantes encore, 
ces reproductions de photos de soldats, fantômes disparus dans la tourmente de la guerre et dont un être cher a voulu conserver l’image. Et toutes ces demoiselles
 qui viennent se faire portraiturer chez Monsieur Poyet, certaines guindées, empruntées, peu habituées à sourire, et d’autres mutines, qui reviennent  à plusieurs
 reprises au studio comme pour affirmer leur charme. Et puis quelques surprises : un chinois enimperméable et grand chapeau, la pipe aux lèvres,  ou ce bel officier noir
 en uniforme dont la photo a pour donneur d’ordre une demoiselle d’Epernay,et ces jeunes mariés de 1920 qui, plus de soixante ans plus tard  étaient devenus mes voisins… 
De ces milliers de modèles qui sont venus demander à Monsieur Poyet de les saisir à un moment de leur vie, combien ont laissé un souvenir encore vivace, un parent  qui viendra
 nous demander un tirage de leur portrait pour les faire revivre ? Où sont allés ces jeunes italiens venus faire la guerre si loin dans le nord ? Ont-ils fait souche  chez nous ou
 sont-ils retournés chez eux ? Qui sait dans leur famille que leur portrait est dans nos archives ? Et ces bébés tout nus allongés sur un coussin au regard étonné, ces communiantes 
recueillies mais qui laissent paraître la fierté d’être si belles dans leur robe blanche, ces collégiens en uniforme quiapprennent à avoir l’air sérieux, que sont-ils devenus ?

Peu importe ! Comme le copiste bénédictin qui reproduisait fidèlement des textes sans savoir qui les lirait et ce qu’il en adviendrait, nous conservons l’œuvre d’un artiste,
 le témoignage de la vie des générations d’hier avec le bonheur de ressentir l’émotion d’une vie figée sur un cliché pour qued’autres, plus tard puissent se pencher sur  
ce patrimoine qui illustre une époque et des êtres à la fois si proches et si lointains."

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