Fabrication des plaques sèches photographiques au gélatino-bromure d'argent en 1886 (La Nature, p.99 à 102)
 
" Les amateurs de photographie sont devenus légion, à tel point que nous nous rappelons cet été, nous trouvant pendant quelques jours à l'une de nos stations maritimes, avoir vu les opérateurs avec leurs chambres noires se toucher presque les uns les autres sur la plage à l'heure du bain. Il est peu de touristes aujourd'hui qui ne soient devenus photographes ; aussi n'est-il pas étonnant que la fabrication des appareils et des produits photographiques ait pris un développement considérable. Nous avons déjà donné précédemment une statistique de la fabrication des glaces au gélatino-bromure qui évaluait à 50 millions de francs (125 millions d'€ 2009) le montant de la production annuelle en Europe.
Quelques autres documents analogues publiés sur le papier sensibilisé montreront à quel chiffre d'affaires s'élève le trafic photographique. Le papier qui sert à faire les images, est fabriqué à peu près entièrement par une seule maison française et cette fabrique livre annuellement 50 000 rames de papier. Ce papier est ensuite recouvert d'une couche d'albumine et rendu sensible. Le papier ainsi préparé vaut au bas mot 500 francs la rame,(1250 €) sa production atteint donc, le chiffre de 15 millions de francs. ( 37,5 millions d'€)
Les autres papiers sensibles au gélatino-bromure d'argent, papiers au charbon, etc., montent au chiffre de 5 millions.(12,5 millions d' €)
Si l'on ajoute à cela les produits chimiques et l'ébénisterie, on arrive encore au total annuel de 50 millions de francs. (125 millions d'€)
 
On voit que la fabrication des glaces, ou plaques sèches, atteint à elle seule la moitié, de la fabrication totale des objets photographiques. Tous les photographes de profession, tous les amateurs, s'en servent aujourd'hui. En est-il beaucoup qui connaissent leur mode de fabrication? Nous ne le croyons pas.
 
Pour notre part nous avons voulu nous en rendre compte ; nous nous sommes adressé à cet effet à l'un de nos plus grands fabricants français, M. D.. Hutinet qui a bien voulu nous montrer, dans tous ses détails, son usine de l'avenue Parmentier à Paris. Il nous a semblé intéressant pour tous, et très instructif pour les praticiens, de connaître le mode de confection des plaques sèches dont ils se servent constamment. C'est ce qui nous a décidé à écrire la présente notice.
 
Les plaques sèches sont des verres recouverts d'une émulsion au gélatino-bromure d'argent. Leur fabrication comprend une série d'opérations que nous allons passer en revue.
 
1- Préparation de l'émulsion. - Une grande quantité de formules ont été publiées dans les traités spéciaux. Une des plus simples est la suivante. On introduit (en opérant dans une pièce éclairée par la lumière rouge dans un flacon à large ouverture :
Eau distillée, 300 centimètres cubes ; bromure d' ammonium, 18 grammes; bonne gélatine, 12 grammes.
Lorsque la gélatine est gonflée, on porte le flacon dans un bain-marie et on élève la température à 40°. Dans un autre flacon on fait dissoudre 27 grammes d'azotate d'argent cristallisé( nom du nitrate d'argent au 19° siècle) dans 150 centimètres cubes d'eau distillée tiède. On verse la solution d'argent en un mince filet de liquide dans la gélatine qu'un mouvement circulaire du bras tient constamment agitée, même lorsque les deux liquides sont réunis dans le même flacon. On reporte ensuite le flacon dans le bain-marie dont on élève la température, jusqu'à l'ébullition. On a soin de remuer l'émulsion avec une longue baguette de verre et de continuer l'ébullition du bain-marie pendant 15 à 20 minutes; après quoi on laisse tomber la température de 55°C à 40°C environ et l'on ajoute 12 à 15 grammes de gélatine, préalablement gonflée dans un peu d'eau distillée.
Après ces opérations successives, on verse, l'émulsion dans une cuvette et on la laisse refroidir dans l'obscurité. Après la prise en gelée, on la lave pour la débarrasser des sels inutiles et nuisibles; On la passe à travers un filtre et on la recueille dans une mousseline posée sur un tamis. On lave pendant 20 minutes sous un robinet. L'émulsion est alors remise dans le flacon où l'on introduit une troisième dose de gélatine, 12 à 15 grammes, que l'on fait fondre avec l'émulsion qui peut être alors coulée sur les verres.
 
2- Etendage de l'émulsion sur les verres
 
Lorsqu'il s'agit d'une grande fabrication, l'étendage ou le couchage de l'émulsion sur les verres, offre de très sérieuses difficultés. Le temps du couchage des verres doit être aussi court que possible, car l'émulsion change constamment d'état ; l'opération doit donc être exécutée très promptement pour que la couche soit bien homogène. Le couchage à la main est toujours imparfait à cause dee l'inégalité d'épaisseur de la couche qui est toujours plus considérable du côté où on a fait couler la gélatine en penchant le verre.
L'opération du couchage de l'émulsion se fait mécaniquement dans l'usine de M. Hutinet. Notre obligeant cicérone nous était absolument indispensable pour visiter ses ateliers, car seuls nous n'aurions osé faire un seul pas à cause de l'obscurité qui y règne. A notre entrée dans le laboratoire, nous n'avons rien aperçu que des murs noirs et quelques foyers lumineux rouges. Mais peu à peu l'œil se fait aux ténèbres, il trouve bientôt appréciable la lumière de petites lanternes à verres rouges posées ça et là. Nous avons peu à peu aperçu des ombres ; c'étaient les ouvriers au travail; enfin, après un quart d'heure, notre œil étant fait à cette obscurité, nous sommes montés à l'atelier de couchage où se trouve la machine que représente notre première gravure (fig. ]).
Cette pièce mesure en longueur 20 mètres. Les verres préalablement nettoyés ont exactement la largeur qu'ils doivent conserver une fois coupés ; leur longueur est de lm,20. Chaque verre est posé sur deux courroies sans fin qui sont actionnées par une machine à vapeur.
Le verre, ainsi entraîné, passe sous un rouleau qui appuie très légèrement sur sa surface, un contrepoids servant à l'équilibrer. L'émulsion est contenue dans un récipient chauffé au bain-marie, et que l'on voit au milieu de notre figure; elle s'écoule lentement et en quantité voulue à l'aide d'un robinet en verre et tombe dans une cuvette ayant la largeur du rouleau. Cette cuvette est percée à sa base de petits trous qui permettent à l'émulsion de se répandre uniformément sur le rouleau, qui, dans son mouvement de rotation, couvre le verre d'émulsion. Les verres sont placés les uns à la suite des autres. Ils continuent leur marche sur une longueur de 12 mètres et, pendant ce temps, l'émulsion est figée.
 
3- Séchage des verres.
Au bout de la table, les verres sont pris et placés dans le séchoir (fig. 2). Il se compose de rayons en bois dans une pièce qui a une ventilation peu appliquée jusqu'alors. L'air pris du dehors passe à travers des tampons de ouate et il vient se chauffer sur les tubes où circule de la vapeur sous le double plancher du séchoir; après s'être ainsi chauffé, il monte dans les quatre coins de la pièce jusqu'au plafond, pour se répandre ensuite dans toutes les parties de celle-ci. Au-dessous des rayons, et de chaque côté, se trouvent des claies laissant passer l'air qui est appelé par le tirage de la cheminée d'usine de 24 mètres de hauteur. Ainsi l'air chaud, arrivant par le haut, descend en se chargeant de l'humidité produite par le séchage des plaques. De cette manière il y a peu ou point de poussière, les plaques sont placées sur les rayons la face émulsionnée en dessous.

4- Découpage des plaques.

Une fois sèches, c'est-à-dire six à huit heures après leur mise en rayon, les plaques sont portées dans l'atelier de découpage. A l'aide d'une
machine très simple qu'une seule ouvrière fait agir, chaque plaque est coupée à la machine très simple qu'une seule ouvrière fait agir, chaque plaque est coupée à la grandeur voulue (fig. 3).
Cette machine est composée de deux rainures en bois dont on fixe la largeur à volonté à l'aide d'écrous. Comme nous l'avons indiqué, la largeur exacte de la grande plaque est faite avant le couchage; elle est introduite dans cette glissière qui vient se buter à un endroit fixe de manière que la distance comprise entre la règle qui doit guider le diamant et une plaquette qui arrête la glace, soit de la longueur nécessaire au format de la petite plaque qui est alors coupée à l'aide d'un diamant.
Pendant le coupage, les glaces sont examinées une à une par d'autres ouvrières ; celles qui ont quelque défaut sont rejetées tandis que les autres sont remises au paquetage.
5- Mise en paquet.
La machine à paqueter (fig. 4) se compose de trois parties essentielles à rainures ; celle du dessous dépasse l'affleurement de la table; elle a six rainures; de petits papiers tuyautés qui y sont préalablement placés s'adaptent exactement dans ces rainures ; de chaque côté de la rainure du dessous, s'élèvent deux autres planchettes verticales mobiles à rainures et correspondant aux divisions de celles de la table. Les glaces sont introduites une par une dans ces rainures, et, lorsqu'il y en a six, on place dessus des papiers tuyautés. Cela fait, le système du bas, par un mouvement mécanique, descend au-dessous de l'affleurement de la table en même temps que les deux planchettes verticales s'écartent; les six glaces sont alors serrées entre elles par l'ouvrière et séparées par les petits papiers tuyautés. Elles sont, ensuite paquetées et deux paquets sont placés ensemble dans une boîte. Une bande de papier est collée sur l'ouverture des boîtes, qui peuvent après ce travail, être transportées au jour.
Toute cette fabrication demande de grands soins et un agencement considérable. M. D. Hutinet nous faisait remarquer que pour combattre pendant l'été la chaleur pour le couchage des glaces il avait été obligé de faire un petit canal au-dessus des glaces qui ne sont pas encore figées et que ce canal était alimenté par de l'eau à 12° provenant d'un puits qu'il avait dû faire forer à 40 mètres de profondeur. "

GASTON TISSANDIER (CREATEUR DE LA REVUE DE VULGARISATION SCIENTIFIQUE " LA NATURE ")

Vous aurez noté que cet article, paru il y a plus d'un siècle, est illustré par des gravures de Louis Poyet, qui était l'oncle de Jean Poyet, notre photographe sparnacien.