Extrait du Roi des Aulnes, de Michel Tournier :
Une réflexion du personnage principal qui pratique la photographie,  prise de vue, développement et tirage.

Le développement des films et la découverte des images négatives comportent une tentation et un regret. Car ces négatifs examinés par transparence sont d'un charme incomparable, et il trop évident que le tirage qui restituera l'image positive a le sens d'une dégradation. La richesse des nuances et des détails, la profondeur des tons, la luminosité nocturne qui éclaire l'image négative, tout cela ne serait rien encore sans l'étrangeté qui nait de l'inversion des valeurs. Le visage aux cheveux blancs et aux dents noires, au front noir et aux sourcils blancs, l'oeil dont le blanc est noir, et la pupille un petit trou clair, le paysage dont les arbres se détachent comme des plumets de cygne sur un ciel d'encre, le corps nu dont les régions les plus tendres, les plus laiteuses en réalité sont ici les plus ombrées, les plus plombées, ce perpétuel démenti à nos habitudes visuelles semblent introduire un monde inversé, mais un monde d'images et donc sans malignité, toujours redressable à volonté, c'est-à-dire exactement réversible.

C'est dans la nuit rouge du laboratoire que le négatif s'impose souverainement. Hier soir, je me suis enfermé dans mon cagibi vers sept heures. Comme chaque fois, j'y ai aussitôt perdu la notion du temps. J'en suis ressorti hagard et tremblant de fatigue au milieu de la nuit. Il y a de la messe noire tout de même dans les manipulations auxquelles on soumet impunément cette émanation si personnelle d'autrui, son image, comme il y a du tabernacle dans l'agrandisseur, de l'enfer dans la lumière sanglante où l'on baigne, de l'alchimie dans les bacs de révélateur, d'arrêt et de fixage où l'on jette successivement les épreuves impressionnées. Et il n'est pas jusqu'aux odeurs de bisulfite, d'hydroquinone, d'acide acétique et d'hyposulfite qui contribuent à charger de maléfices une atmosphère déjà confinée.

Mais c'est encore de l'agrandissement de l'image et des possibilités d'inversion qu'il offre que découlent les plus rares pouvoirs du photographe. Car il n'y a pas que la métamorphose du noir et blanc et sa réciproque. Il y a aussi la possibilité en retournant le négatif dans le porte-vue de mettre la gauche à droite et la droite à gauche. Double inversion donc après le développement, à laquelle prélude naïvement, dans les vieux appareils, au moment de la prise de vue, le renversement – la tête en bas – du sujet. Ce qu'il y a de magie – bénéfique et maléfique- dans la photographie est ainsi surabondamment commenté par ces phénomènes mineurs, mais caractéristiques.